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L’affaire Autorité des Marchés Financiers c. Longpré [1]: la cryptomonnaie à l’épreuve de la Loi sur les valeurs mobilières [2]

 Par Rokhaya DIOP

La décision rendue par le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec, le 18 novembre 2021, rappelle la nécessité de se conformer aux obligations prévues par la Loi sur les valeurs mobilières (LVM) lors de la création d’un projet de cryptomonnaie impliquant une forme d’investissement. 

Chargée de l’application de la législation sur les valeurs mobilières, l’Autorité des marchés financiers allègue que le fait de solliciter des investisseurs, par l’entremise d’un site internet et de médias sociaux, afin de les inciter à conclure des contrats d’investissement constitue une forme d’investissement assujettie à l’application de la LVM. La vente des cryptomonnaies dénommées CUT ayant pour but de financer et de développer le projet CreUnite, l’Autorité considère que ces activités permettant d’obtenir des rendements et des bonus sont faites en contravention des articles 11 et 12 de la LVM qui prévoient l’obligation d’établir un prospectus pour tout placement d’une valeur. De ce fait, le Tribunal prononce des ordonnances d’interdiction d’opérations sur valeurs, de fermeture des médias d’entremise, de retrait de toute annonce ou sollicitation, et ce, à l’encontre de plusieurs intimés, dont les fondateurs du projet CreUnite. Après contestation des intimés qui se sont désistés par la suite, l’Autorité introduit une seconde demande afin que le Tribunal modifie l’ordonnance d’interdiction d’opérations sur valeurs uniquement à l’égard des fondateurs du projet CreUnite, et ce, afin de la restreindre au placement de titres auprès du public. Elle requiert également une pénalité administrative d’un montant de 30.000$ respectivement à l’égard des fondateurs pour des manquements aux dispositions précitées, conformément à l’article 273.1 de cette loi. Contestant seul la demande de l’Autorité, Monsieur Lajoie prétend ne pas avoir procédé au placement de contrats d’investissement. Il ajoute que les activités relatives au projet ne sont pas assujetties à l’application de la LVM et conteste le montant de la pénalité administrative demandée.

 Le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec devait répondre aux questions suivantes à savoir si l’offre faite au public, par les fondateurs, afin d’investir dans le projet CreUnite par l’acquisition de jetons identifiées par le symbole « CUT », constitue un contrat d’investissement, au sens de l’article 1 de la LVM, et, dans l’affirmative, s’ils ont effectué un placement de contrats d’investissement en méconnaissance des dispositions, soit sans détenir de prospectus visé par l’Autorité. S’il y a lieu, de déterminer les ordonnances et pénalités administratives devant s’appliquer aux fondateurs. Le Tribunal répond positivement aux deux premières questions, en décidant d’accueillir la demande de l’Autorité et de modifier l’ordonnance d’interdiction d’opérations sur valeurs uniquement à l’égard des fondateurs du projet, et ce, conformément à la demande. Il décide également d’imposer des pénalités administratives aux intimés pour des manquements aux articles 11 et 12 de la LVM ; conformément à l’article 273.1 de cette loi. La décision du Tribunal a pour fondement trois éléments: 1) l’existence de critères inhérents à la qualification du contrat d’investissement ; 2) le non-respect du formalisme ; 3) Le caractère d’ordre public de la Loi sur les valeurs mobilières.

1. L’existence de critères inhérents à la qualification du contrat d’investissement

Comme le souligne le Tribunal administratif, la Loi sur les valeurs mobilières s’applique à toutes les formes d’investissement qui y sont définies. Selon l’article 1 de la LVM « Le contrat d’investissement est un contrat par lequel une personne s’engage, dans l’espérance du bénéfice qu’on lui fait entrevoir, à participer aux risques d’une affaire par la voie d’un apport ou d’un prêt quelconque, sans posséder les connaissances requises pour la marche de l’affaire ou sans obtenir le droit de participer directement aux décisions concernant la marche de l’affaire. ». Cette disposition qui s’inspire en droit canadien de l’affaire Pacific Coast [3] a été invoquée par le Tribunal pour étayer son analyse. Chacune des caractéristiques du contrat d’investissement devait être analysée à la lumière de la preuve  présentée. Cinq éléments ont été retenus par le Tribunal :

 1) L’engagement de l’investisseur matérialisé par le fait que l’offre faite par les fondateurs vise l’acquisition de jetons par un investisseur en vue de financer le projet CreUnite. Pour son argumentation, le Tribunal se réfère aux décisions Corporation Première Equite [4] et Intonique [5]. Dans l’affaire Intonique, la Cour d’appel du Québec précise que l’engagement de l’investisseur n’implique un quelconque formalisme en ces termes « Le client s’engage à souscrire dans le plan d’investissement qu’on lui propose. Même s’il ne signait aucun document, il s’engage tout en conservant la faculté de désister… (….)….. » [6].

2) Dans l’espoir de bénéfice qu’on lui a fait entrevoir : la satisfaction de ce critère a été constatée à travers les promesses de rendements et de bonus figurant sur le site internet de CreUnite et le livre blanc accessible à travers un lien dudit site.  Lors de la démarche d’infiltration de l’Autorité, il a été également mentionné à cette dernière que l’unité du jeton permet de contribuer à des projets proposés par des innovateurs et d’obtenir un pourcentage sur les profits générés par les projets [7]. Le Tribunal en conclut que « la raison principale qui incite une personne à investir dans le projet de CreUnite par l’acquisition de jetons est l’expectative de bénéfices. » [8]

3) La participation au risque d’une affaire par la voie d’un apport ou d’un prêt : l’acquisition de jetons constitue la contrepartie de la somme d’argent ou de cryptomonnaies que paie l’investisseur. Le Tribunal retient à cet effet que les personnes qui font l’acquisition de jetons font un apport et s’engagent dans une affaire au sens de la définition du contrat d’investissement [9] et que l’analyse de l’affaire va au-delà de l’examen d’acquisition de cryptomonnaie. Cette solution a pour source l’affaire Plexcoin dans lequel le Tribunal définit l’affaire comme « l’ensemble du montage qui est offert à l’investisseur incluant sa création, sa promotion, l’émission du Plexcoin dans le public, sa mise en marché, la gestion des bonus de rendements qui l’accompagnent, la gestion de sa liquidité, sa sécurité et la mise en place d’un marché viable pour cette cryptomonnaie. » [10]. Le Tribunal est d’avis que c’est l’ensemble du projet qui doit être considéré comme l’affaire et qu’il est à risque comme tout projet d’investissement.

4-5) Sans posséder les connaissances requises ou sans obtenir le droit de participer directement aux décisions concernant la marche de l’affaire : Le Tribunal évoque ici deux critères qui sont alternatifs. Il rappelle qu’il est de jurisprudence [11] que les personnes sollicitées à travers les médias sociaux n’ont pas forcément les connaissances requises, et ne prennent aucune décision sur la marche de l’affaire ; elles se fient à l’expertise des fondateurs. Somme toute, il retient que les critères de définition du contrat d’investissement sont satisfaits. Il devient alors inéluctable d’assujettir le projet en cause à la LVM, ce qui n’est pas sans conséquence.

2. Le non-respect du formalisme

La position de Monsieur Lajoie prend sa source dans la philosophie libertine des fondateurs de la chaine de blocs, lesquels rejettent toute forme d’autorité centrale ou publique. Il considère que CreUnite est une entreprise décentralisée, laquelle ne serait pas assujettie à la législation en valeurs mobilières. Pour le Tribunal, les intimés ont effectué, par l’entremise des médias sociaux, un placement d’investissement lequel est assujetti aux dispositions de la LVM. L’article 5 de ladite loi définit le « placement » comme le fait « par un émetteur de rechercher ou de trouver des souscripteurs ou des acquéreurs de ses titres ; le fait, par un intermédiaire, de rechercher ou de trouver des souscripteurs ou des acquéreurs de titres faisant l’objet d’un placement en vertu des paragraphes 1 et 6. ». Le Tribunal précise que « le seul fait de rechercher ou de trouver des souscripteurs ou des acquéreurs de titres constitue un placement » se référant à l’arrêt Doyon dans lequel la Cour d’appel affirmait qu’ « (…) une infraction est commise du seul fait d’effectuer une recherche et dès le moment où elle s’effectue. » [12]. Se fondant sur l’avis 46-307 du personnel des ACVM sur les émissions de cryptomonnaies [13], le Tribunal « souligne que le livre blanc préparé à l’intention des investisseurs pour le projet CreUnite ne peut remplacer le prospectus exigé par la LVM et ne constitue pas ce qui est requis par la LVM…. (….). » [14]. De plus, il a été constaté que les fondateurs du projet CreUnite n’ont pas procédé à une inscription pour effectuer le placement de contrat d’investissement [15], déposé auprès de l’Autorité de prospectus, bénéficié d’un visa de prospectus ou bénéficié d’une quelconque dispense d’effectuer un tel dépôt [16]. Par conséquent, il en conclut qu’ils ont contrevenu aux articles 11et 12 de la LVM [17].

3. Le caractère d’ordre public de la Loi sur les valeurs mobilières : fondement des sanctions

D’entrée de jeu, le Tribunal rappelle que la LVM est une loi d’ordre public dont l’objet est la protection du public [18] en se référant à la décision Asbestos dans laquelle la Cour suprême du Canada mentionne que la compétence du Tribunal en matière d’intérêt public est fondée sur les objets principaux de la LVM à savoir « protéger les investisseurs contre les pratiques déloyales, irrégulières ou frauduleuses et favoriser des marchés financiers justes et efficaces et la confiance en ceux-ci »[19]. Dans son analyse, il retient les principes d’interprétation établis par la jurisprudence [20] selon laquelle la LVM doit recevoir une interprétation large qui tient compte des réalités économiques qu’elle vise [21]. Le Tribunal dispose d’un pouvoir d’appréciation qui lui permet de déterminer les sanctions applicables. Il tient compte d’un certain nombre de critères élaborés par la jurisprudence [22] à savoir : A) le type, le nombre et la gravité des gestes posés par les contrevenants, B) leur conduite et leur expérience, C) la vulnérabilité des investisseurs sollicités, D) les pertes subies par les investisseurs, E)les profits réalisés par les contrevenants, F) leur position et leur statut, G) le caractère intentionnel des gestes posés, H) les dommages causés à l’intégrité des marchés par leur conduite, I) l’appréciation du caractère dissuasif de la sanction, à l’égard des contrevenants et des personnes susceptibles de les imiter, selon le degré de gravité du geste posé, J) le degré de repentir des contrevenants et enfin K) les sanctions imposées dans des circonstances semblables.

C’est ainsi qu’il en conclut que «  la gravité des gestes posés par les intimés sont d’une grande importance du fait qu’il s’agit d’un projet impliquant de la cryptomonnaie et la technologie blockchain qui intéressent les investisseurs qui n’ont pas nécessairement de connaissances dans ce domaine »[23] et « qu’ils ont illicitement sollicité les investisseurs par l’entremise des médias sociaux, un moyen de diffusion d’informations privilégié qui s’adresse, à première vue, à des investisseurs vulnérables »[24]. De surcroît, il considère que « les antécédents judiciaires de Monsieur Longpré et le statut d’ancien professionnel des marchés financiers de Monsieur Lajoie sont des facteurs aggravants et déterminants dans les pénalités administratives qui leur sont imposées [25]. Par cette décision, le Tribunal s’assure ainsi de lancer un message clair aux porteurs de projets financiers susceptibles d’être assujettis à la législation sur les valeurs mobilières »[26].

4. Les commentaires de la décision

Cette décision s’inscrit dans la volonté du législateur de protéger l’intérêt public face à l’essor des projets de cryptomonnaie. Les promoteurs et les émetteurs devraient faire preuve de diligence et de prudence pour ce qui est du montage des projets de crypto. À cet effet, il est nécessaire qu’ils se soumettent au bac à sable règlementaire [27], un outil permettant d’assouplir les formalités, pour l’émission des jetons par les entités comme les fintechs. Il ne faudrait pas que l’Autorité soit considérée comme un bouclier s’érigeant contre le développement de ce type de projets, car elle a aussi bien l’obligation de protéger l’intérêt public que d’appuyer les projets innovateurs présentant une réalité économique. Cependant, il serait plus intéressant de mettre en place un cadre normatif conforme aux réalités du secteur des cryptoactifs. Le projet de loi concernant le soutien à la croissance du secteur des cryptoactifs pourrait aboutir à  une avancée intéressante puisqu’il vise à réduire les obstacles qui restreignent l’accès au secteur des cryptoactifs tout en protégeant les travailleurs du secteur et en allégeant le fardeau administratif [28]. Autre argument intéressant est celui soutenu par Monsieur Lajoie qui prétendait que le projet CreUnite est une DAO laquelle ne serait pas assujettie à la LVM. Sur cette question, une preuve attestant l’existence d’une DAO aurait placé le débat à un autre niveau. N’ayant pas de personnalité juridique, quel raisonnement devrait être adopté dans ce cas ? Elle ne serait certainement pas assujettie à la Loi sur les valeurs mobilières si sa décentralisation est suffisamment déterminée.

[1]  Autorité des marchés financiers c. Longpré 2021 QCTMF 62.

[2]  Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V-1.1.

[3] Pacific Coast Coin Exchange c. Ontario Securites Commision, [1978]2 R.C.S.112.

[4]  Corporation Première Equité A.C.P. Inc., Commission des valeurs mobilières du Québec, Montréal, n°8307, 29 mai 1987, R.Coté, M. Cusson et P. Dussault, p. 12.

[5] Infotique Tyran inc. c. Québec (Commission des valeurs mobiliéres), 1994 CanLII5940 (QC CA).

[6]  Autorité des Marchés financiers c. Longpré,préc., note 1 par. 96

[7]  Id., par. 107.

[8]  Id., par. 110.

[9]  Id., par. 113.

[10]  Id., par. 119 ; v. aussi Autorité des marchés financiers c. Plexcorps, 2017 QCTMF 88.

[11]  Id., par. 141,  le Tribunal se réfère à quelques décisions dans cet paragraphe : Autorité des marchés financiers c. Creunite, 2018 QCTMF 8; Autorité des marchés financiers c. Pichette,2017 QCTMF 138; Autorité des marchés financiers c. Romain, 2015 QCBDR 128; Autorité des marchés financiers c. Phoenix, 2021 QCTMF 23; Autorité des marchés financiers c. Gestion Itradecoins inc., 2020 QCTMF 57; Autorité des marchés financiers c. Change Marsan inc., 2021 QCTMF 43.

[12] Doyon c. Autorité des marchés financiers, 2017 QCCA 1157.

[13] Avis 46-307 du personnel des ACVM – Les émissions de cryptomonnaies, du 24 août 2017, en ligne :

https://lautorite.qc.ca/fileadmin/lautorite/reglementation/valeurs-mobilieres/0-avis-acvmstaff/2017/2017août24-46-307-avis-acvm-fr.pdf.

[14]  Autorité des Marchés financiers c. Longpré, préc., note 1, par. 195.

[15] Id., par. 198.

[16] Id., par.199.

[17] Id., par. 200.

[18] Id., par. 40.

[19] Id., par.41.

[20] À cet effet, le Tribunal se réfère à  ces trois décisions suivantes : Pacific Coast Coin Exchange c. Ontario Secuties Commission, préc., note 4. ; Infotique Tyra c. Québec (Commission des valeurs mobiléres), préc., note 6. ; Commission des valeurs mobiléres c. Thorne Riddell Poissant Richard, c/a., Cour des sessions de la paix Terrebone, n°700-27-007847, le 17 avril 1985. Lagarde.

[21] Id., par.43.

[22] Autorité des marchés financiers c. Demers 2006QCBDRVM17, p.29 et 30.

[23] Autorité des Marchés financiers c. Longpré,  préc., note 1, par. 309.

[24] Id., par. 310.

[25] Id., par. 312.

[26] Id., par. 311.

[27] V. l’Avis 46-307 du personnel des ACVM – Les émissions de cryptomonnaies, du 24 août 2017, en ligne :

https://lautorite.qc.ca/fi leadmin/ lautorite/reglementation/valeurs-mobilieres/0-avis-acvmstaff/ 2017/2017août24-46-307-avis-acvm-fr.pdf. Dans cet avis, les ACVM expliquent l’utilité du bac à sable réglementaire pour les fintechs.

[28] Loi concernant le soutien à la croissance du secteur des cryptoactifs, Projet de loi (2022), C-249 consulté sur https://www.parl.ca/legisinfo/fr/projet-de-loi/44-1/c-249.

 

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